dimanche 14 juin 2015

SMOOTHIE. Prologue.


Magnus.

J'ai fait une erreur. Une terrible erreur. Que Dieu me pardonne, s'il existe, pour m'être mesuré à lui. Comme bien des hommes avant moi, j'ai cru que je pourrais me rendre maître et possesseur de la nature. J'ai désormais conscience que tout cela a un prix. L'homme n'est plus un animal. Il ressent le besoin millénaire de tout dominer autour de lui. Il convoite tout ce qui le dépasse. Les grands hommes, en avance sur leur temps, sont toujours la pâtée des charognards de leur époque. Je n'espère plus échapper à la règle. La seule chose qui m'inquiète, à présent, c'est la sécurité de mes filles.

Eugénie, tu as tant de choses à accomplir. Tu es brillante. Tu éblouiras le monde par ton génie, un jour. Ne sombre pas comme moi dans cette abîme sans fond qu'est la quête du pouvoir. Adoria, ma championne, tu porteras des médailles. Tu as besoin d'une vie à la mesure de ton ambition. Tu as toujours eu tes propres batailles. Jamais les miennes n'auraient dû venir les empoissonner. Emma, tu es si sage, et si attentionnée. La vie te joueras des tours, c'est certains. La vie n'est qu'un tour, en fait. Puisses-tu ne jamais découvrir les crimes que j'ai commis. Garde la foi que tu as toujours eu en tes semblables. Luna, sombre fleur vénéneuse, j'aurais voulu que tu voies le monde avec des couleurs éclatantes. La triste réalité ne fera que conforter le regard pessimiste que tu poses sur ce pauvre globe. Force est de reconnaître que tu as raison : le mensonge est partout, l'homme est un loup pour l'homme, la violence nous meut, la corruption gouverne. Tout cela, au moins, ce ne sera pas une surprise pour toi. Cerise, toi, en revanche, tu es trop délicate, trop douce et trop sensible. Le monde va te piquer. J'espère que tu trouveras au plus profond de ton cœur la force de te relever. Roxane, toi non plus, ma princesse, ne vas pas t'imaginer que le monde peut être rose. Accroche-toi à tes rêves, mais tu dois prendre conscience que cette terre ne tourne pas selon tes désirs. Le bonheur se gagne par miettes, au prix de la sueur. Et un matin, tu te réveilles vieilli. Tu réalises que l’œuvre de ta vie, ce pour quoi tu as tout sacrifié, n'est qu'un échec titanesque. Je vis dans la peur, chères enfants. Je prie – je prie pour la première fois de ma longue vie – pour que le Ciel daigne vous épargner. Faustine, ne blâme pas trop tes sœurs. Elles ne peuvent pas comprendre ce qui se passe dans ta tête, ces forces incontrôlables qui se déchaînent en toi. Tâche d'être raisonnable. Ma petite sauvageonne, même si l'homme bien souvent se comporte comme un monstre, s'il te plaît, montre-leur que la bête à un cœur ! Nolwenn, ma chère petite Nolwenn. Je crois qu'il est temps pour toi d'arrêter de rêver. Tu es encore une enfant, plus encore que tes sœurs. Je ne me suis jamais lassé de te regarder découvrir le monde, avec ce détachement distrait. Je n'ai jamais pu réprimer cette émotion singulière, en te voyant t'extasier devant le moindre détail. Mais il est temps de grandir. Cette merveilleuse âme d'enfant, ce monde si terre à terre la brisera tôt ou tard. Je n'ose imaginer ta douleur, mon enfant. Je ne peux pas l'accepter.


Voilà maintenant seize ans que je vis dans la peur. La peur de ne pas être en mesure de vous protéger. La peur de vous perdre. J'étais jeune, intrépide, aveuglé par mes ambitions. J'ai commis une erreur, une erreur monumentale, un crime inqualifiable autour duquel s'articule toute ma vie. Et injustement, vous aussi, mes enfants, vous êtes menacées par cette spirale infernale. Si seulement j'avais été un homme ordinaire, un homme qui aurait aspiré à une vie de famille rangée, avec une femme et des enfants. Ma vie à moi, c'était la science. L'amour n'avait pas sa place. La famille non plus. Vous n'étiez destinées qu'à être un rouage de cette grande machine : mon œuvre. Et puis j'ai ouvert les yeux devant l'atrocité de mes actes. Mais il était trop tard. Il était trop tard. Déjà le mécanisme était en marche. Nous voilà tous emportés ! Pardonnez-moi, mes enfants. Vous êtes ce que j'ai de plus précieux. Je vous aime, malgré moi, comme je n'aurais jamais cru que j'étais capable d'aimer. Et cependant, par ma faute, tôt ou tard, vous paierez pour mon crime.